CHAPITRE XII
À LA PERTE DE NOS ENNEMIS !

Le grand soleil de l’après-midi dardait sur la baie abritée et renvoyait des reflets dansants au plafond de la cabine, au-dessus du petit bureau de Bolitho. Il lui suffisait de tourner la tête pour voir le vert somptueux des collines d’Antigua et quelques maisons éparpillées autour de l’étendue tranquille de Port Saint-Jean. Il dut se forcer à revenir à sa tâche, le rapport qu’il devait achever pour le présenter à l’œil inquisiteur de l’amiral.

Il appuya son front au creux de sa main et sentit la faiblesse qui se glissait dans ses veines, lui soufflant de se reposer, de faire toute autre chose que de répondre aux ordres et aux devoirs qui l’attendaient. Sous sa chemise, il sentait l’étreinte rigide du bandage et il laissa son esprit vagabonder en arrière ainsi qu’il l’avait fait si souvent depuis son retour inattendu à bord de la Phalarope.

Comme pour tout ce qui s’était passé, il avait du mal à distinguer les faits des images vagues nées du délire qui l’avaient habité, puis s’étaient éloignées avec la douleur brûlante de sa blessure. La chance avait voulu que la balle de pistolet passât bien nettement entre deux côtes, laissant une plaie profonde et déchiquetée qui le faisait grimacer au moindre mouvement brusque.

Depuis l’instant où on l’avait porté à bord de la frégate et où les canots avaient été hâtivement hissés sur le pont, ses souvenirs étaient confus, incohérents. La tempête féroce que rien n’avait annoncée ne faisait qu’ajouter à l’impression de cauchemar de ses souvenirs. Pendant deux semaines, le navire avait couru sud-ouest sous les hurlements du vent, incapable de faire mieux que fuir à sec de toile. Puis, tandis que Bolitho luttait pour éviter les soins maladroits du chirurgien et les allées et venues incertaines de ses officiers, le vent avait faibli et la Phalarope avait enfin pu virer pour remonter en louvoyant jusqu’à Antigua et faire son rapport.

Bolitho regardait fixement les descriptions soigneusement énumérées et tous les noms qu’il avait cités. Il ne devait rien oublier. On n’avait jamais le temps de se reprendre.

Chacun de ces noms rappelait un souvenir différent et lui donnait la sensation étrange de n’être que spectateur : l’enseigne Charles Farquhar, qui s’était conduit d’une manière bien supérieure à ce que pouvaient laisser prévoir son expérience et son autorité réelle, tout cela au mieux de l’intérêt du service ; un officier de mer qui mériterait un jour un commandement supérieur. Arthur Belsey, second maître d’équipage qui, malgré son bras blessé, avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour aider à la destruction finale de l’Andiron.

Bolitho tapota de la plume, pensif, près du nom de Belsey. Cet ultime bond vers la sécurité qui l’avait arraché à la coque en ruine de l’Andiron avait détruit les espoirs qui pouvaient lui rester de reprendre du service. Son bras brisé n’était plus réparable à présent et il resterait toute sa vie infirme. Avec un peu de chance, une mention favorable au rapport, appuyée par la recommandation de Bolitho, pourrait lui assurer un débarquement rapide et quelque récompense correspondant à ses longs services. Sans doute regagnerait-il Plymouth pour ouvrir là-bas un petit cabaret, se dit Bolitho tristement. Tous les ports de mer étaient pleins d’hommes de ce genre, brisés, oubliés, mais se cramponnant encore au bord de cette mer qui les avait rejetés.

Quant à l’assaut du lieutenant Herrick sur la batterie d’artillerie, il n’y avait guère à ajouter aux faits. S’il avait tenté d’embellir la vérité pour donner à Herrick plus largement des éloges qu’il méritait si bien, l’amiral ne tarderait pas à voir l’autre face de la question : que la chance avait joué le premier rôle, aidée par une bonne part d’imprudence.

Il y avait tant de « si », pensa Bolitho maussade.

Si le détachement avait été déposé plus près de terre, tous ses hommes seraient morts ou emprisonnés. Si le courant n’avait pas été trop violent pour les avirons des canots de Herrick, il aurait poursuivi sa mission impossible au lieu de choisir la seconde solution issue de son esprit.

Et que dire de Stockdale ? Sans son aide et sa loyauté inébranlable, rien de tout cela n’aurait pu se produire. Son esprit ralenti par les coups reçus au long de toute une vie de lutteur avait su prévoir chacun de ses pas, sans aucune aide, sans directive de personne et son dernier geste avait été encore une fois pour sauver la vie de Bolitho.

Mais que pouvait-on faire pour lui ? Aucune possibilité d’avancement, aucune récompense qui puisse représenter quelque chose. Un jour où l’homme se glissait dans la cabine pour soigner la blessure de Bolitho, celui-ci avait demandé au géant ce qu’il souhaiterait recevoir en paiement de sa bravoure et de son dévouement.

Stockdale n’avait pas hésité un instant : « J’aimerais continuer à vous servir, capitaine. Je n’ai pas d’autre souhait ! »

Bolitho avait envisagé de faire donner son congé à Stockdale dès que le navire aurait regagné un port anglais. Là, avec un peu d’aide, peut-être pourrait-il s’installer pour vivre en paix, en sécurité. Mais de quel métier ? La réponse immédiate et simple de Stockdale avait chassé cette suggestion de son esprit. Cela n’eût servi qu’à blesser cet homme.

Il écrivit : « Et quant à mon chef de canot, Mark Stockdale, je ne peux qu’ajouter que, sans sa prompte intervention, la mission tout entière se serait terminée par un échec. En coupant le câble de l’Andiron et en laissant ainsi le navire dériver sous le feu du lieutenant Herrick, il assura la destruction complète et la perte totale du navire avec pour nous des dommages aussi réduits que possible. »

Il signa avec lassitude en bas de la feuille et se dressa. Des pages d’écriture. Il fallait espérer qu’elles seraient lues par ceux qui n’avaient pas de parti pris contre le nom de la Phalarope.

Du moins, l’oncle de Farquhar, le vice-amiral, sir Henry Langford, serait satisfait. Sa confiance serait justifiée et avec un peu de temps, les espoirs qu’il avait mis en son neveu aboutiraient certainement.

Bolitho se pencha à la fenêtre de poupe et laissa l’air tiède lui caresser le visage. Il entendait le grincement des palans et le clapotis régulier des avirons des canots qui faisaient le va-et-vient avec la terre. La frégate avait mouillé au petit matin et tout le jour, les chaloupes s’étaient affairées à embarquer des vivres frais et à conduire les blessés en des lieux plus confortables, en ville.

Il regarda l’impressionnante ligne de navires à l’ancre, témoins de la puissance croissante de la flotte des Antilles. Peut-être leur présence avait-elle amoindri ce qui eût pu être pour la Phalarope un retour triomphant. Il fronça les sourcils comme une pensée lui revenait, obstinée : la Phalarope inspirait peut-être encore honte et défiance.

Bolitho laissa ses yeux glisser lentement sur les immenses navires, leurs mâts démesurés, leurs sabords ouverts. Il y avait là le Formidable, quatre-vingt-dix-huit canons, tout juste arrivé d’Angleterre et portant la marque de sir George Rodney. Il y en avait d’autres aussi, des guerriers aux noms bien connus déjà : l’Ajax et la Resolution, l’Agamemnon, le Royal Oak et aussi le Barfleur, portant la marque de sir Samuel Hood. Puis il y en avait quelques-uns qu’il ne reconnaissait absolument pas. Sans aucun doute des renforts tirés de la flotte de la Manche et amenés par Rodney. Et tous se réunissaient dans un seul but : rechercher et détruire la grande flotte des Français et des Espagnols, avant qu’à son tour elle ne chasse pour de bon les Britanniques de la mer des Caraïbes.

Il tourna la tête vers un autre côté de la baie, vers la petite escadre à laquelle il appartenait. Le vieux Cassius écrasait la minuscule Witch of Looe. Il y avait aussi une autre frégate, le Volcano, qui ressemblait beaucoup à la Phalarope.

Il n’avait toujours pas reçu la convocation de l’amiral, seul un bref message apporté par un enseigne aux joues roses précisait que le rapport de Bolitho devait être remis avant le coucher du soleil. La frégate devait achever ses approvisionnements et attendre les ordres. Bien d’autre. Bien d’autre, sauf pourtant une chose plus étrange encore. Vers le milieu de la matinée, un canot avait débordé le Cassius et quelques minutes plus tard, un lieutenant tiré à quatre épingles se présentait devant Bolitho. Il avait dit : « Le contre-amiral sir Robert Napier vous envoie ses compliments, Monsieur. Il souhaite vous faire savoir qu’il serait disposé à accepter une invitation pour dîner ce soir à bord de votre navire. Il sera accompagné d’un hôte supplémentaire, notre capitaine. » L’officier ayant perçu la consternation sur le visage de Bolitho avait ajouté d’un air engageant : « Que puis-je faire pour vous aider, Monsieur ? »

Bolitho avait été abasourdi de l’énoncé de ce message. Il était peu habituel que les amiraux dînent à bord de leurs navires les moins reluisants ; on ne les avait jamais vus rédiger eux-mêmes leurs propres invitations !

Bolitho avait pensé à ses provisions durement éprouvées et aux nourritures sommaires que produisait la cuisine.

Le lieutenant du Cassius avait manifestement reçu d’excellentes instructions. « Puis-je me permettre une suggestion, Monsieur ? »

Bolitho l’observa fixement. « Quoi que vous puissiez dire sera d’un grand secours en cet instant ! »

« Mon capitaine vous envoie quelques vivres de ses propres réserves, Monsieur. De plus, des vins tout à fait buvables arriveront d’ici à une heure. » Il énumérait les différents détails sur ses doigts, le visage profondément pensif. Bolitho avait deviné que le jeune homme devait être habitué au comportement étrange de son amiral. « Si je peux vous suggérer du porc maigre, Monsieur, les approvisionnements en sont abondants à Saint-Jean. Et le fromage est arrivé depuis peu avec les navires de l’amiral Rodney en provenance d’Angleterre. »

Bolitho avait envoyé chercher Vibart et le commis Evans et leur avait expliqué ce qui allait se produire. Pour une fois, Vibart semblait trop surpris pour faire le moindre commentaire et Bolitho avait dit d’un ton péremptoire : « Faites le nécessaire, monsieur Vibart, et dites à mon valet de nettoyer la cabine et de dresser une table ! » Il se sentait insouciant tout à coup. « Sir Robert Napier ne doit pas s’attendre à trouver le menu d’un navire amiral à bord d’une simple frégate. »

À présent, avec un peu de recul, il savait que cette insouciance momentanée était probablement due à un excès de soleil sur la dunette découverte et à la douleur moins forte de sa blessure.

Eh bien, il n’y avait rien à faire. Ce que l’amiral avait en tête était plus que visible ; à présent que Rodney avait repris les rênes du commandement, il ne souhaitait sans doute pas fustiger la Phalarope en public. Il ne risquerait même pas une discussion ouverte à bord de son propre navire. Non, il viendrait en personne à bord de la Phalarope, comme Dieu descendant sur terre pour frapper un pécheur, pensa Bolitho amer. Aucun succès ne suffirait à effacer son déplaisir initial ou à venger la mort de son fils. Si l’Andiron était venu sous bonne garde se placer sous le feu des canons de son propre navire, l’amiral aurait peut-être eu des sentiments différents. Mais aujourd’hui le corsaire était moins que rien, une simple marque au crayon sur une carte.

Bolitho s’assit lourdement sur la banquette de poupe, fatigué soudain et irritable. Il fixa les yeux sur le rapport qui attendait là, puis jeta : « Sentinelle, passez le mot à M. Herrick ! »

Le rapport pouvait à présent être porté au Cassius, se dit-il avec colère. Quoi qu’il advînt par la suite, il voulait être sûr que ses hommes se voient reconnus et que leurs efforts soient dûment enregistrés.

Herrick pénétra dans la cabine et se tint, sur le qui-vive, près du bureau. « Portez cette enveloppe au navire amiral. » Bolitho vit l’inquiétude apparaître sur le visage ouvert de Herrick et son irritation n’en fit que croître. Malgré tous ses efforts, il ne put effacer le ton sourd de sa voix. Il savait que la fatigue l’alourdissait. Les mots semblaient sortir avec peine de ses lèvres.

Herrick dit prudemment : « Puis-je vous suggérer de prendre quelque repos, Monsieur ? je crois que vous en avez trop fait. »

« Occupez-vous donc de vos affaires, sacrebleu ! » Bolitho détourna les yeux, furieux contre Herrick, mais encore plus contre lui-même pour cette réponse injuste.

« Bien, Monsieur ! » Herrick, apparemment insensible, poursuivit : « Oserai-je vous demander si c’est là le rapport tout entier sur l’Andiron, Monsieur ? »

Bolitho se retourna, le regard froid. « Bien entendu. Craignez-vous que je n’aie pas mentionné la part que vous avez prise à cette escapade ? »

Herrick soutint son regard. « Excusez-moi, Monsieur, c’est simplement que…» il avala sa salive, « eh bien nous pensions, ceux d’entre nous qui ont pris part…» puis se mit à bégayer, « c’est à vous que tout le crédit en revient, Monsieur ! »

Bolitho scrutait le plancher et le sang bourdonnait à ses oreilles. « Vous avez un talent particulier pour me remplir de honte, monsieur Herrick. Je vous serais obligé de vous en abstenir à l’avenir. » Il le regarda attentivement et se souvint avec une clarté soudaine du son de la voix de Herrick dans le noir, du contact des doigts sur sa blessure. « Mais je vous remercie. » Il se dirigea lentement vers le bureau. « L’attaque de l’Andiron ne fut qu’une suite d’événements heureux, monsieur Herrick. Le résultat pourra, aux yeux de certains, sembler le justifier, mais je dois admettre que je ne suis pas satisfait. Je crois à la chance, certes, mais je sais qu’on ne doit jamais se fier à elle. »

« Oui, Monsieur. » Herrick l’observait de près. « Je voulais simplement que vous sachiez ce que nous ressentons tous. » Il pointait un menton obstiné. « Quel que soit le sort qui nous attend, nous serons tous plus heureux de vous avoir pour capitaine, Monsieur ! »

Bolitho froissa des papiers sur sa table. « Merci, et à présent, pour l’amour de Dieu, allez au Cassius, monsieur Herrick ! » Il regarda le lieutenant plonger tête baissée dans l’ouverture de la porte et entendit sa voix qui appelait le canot.

Comme il était facile de parler de ses craintes à Herrick ! C’était étrange. Plus étrange encore que le lieutenant puisse l’écouter sans jamais tirer avantage de cette confiance.

Bolitho aperçut le livre des punitions et il ressentit à nouveau cette bouffée de colère lasse. Tandis qu’il était prisonnier de son propre frère, le mal avait repris à bord, punition après punition. Un homme même était mort de ses souffrances sous le fouet. Peut-être les blessures auraient-elles le temps de se refermer, pensa-t-il sombrement. Il lui fallait accepter les explications réticentes de Vibart, tout comme il avait dû accepter le rapport fait par Okes sur l’attaque de l’île Mola. Il se devait d’appuyer ses officiers et s’ils étaient faibles et stupides, c’était aussi à lui d’en prendre le blâme.

Il pensa encore à l’attitude de Vibart depuis qu’il avait repris le commandement. Sa blessure l’avait plongé dans un tourbillon de souffrances obscures et de malaises, de sorte qu’il n’avait pas vu le visage du second en revenant à bord. Mais au cours des jours qui avaient suivi, de ces jours et de ces nuits où les membrures craquaient et où les lames s’écrasaient sur la coque, il l’avait aperçu plusieurs fois. Un jour où il délirait en sueur dans sa couchette ballottée par la mer, il avait vu Vibart debout près de lui et l’avait entendu demander : « Vivra-t-il ? Monsieur Ellice, dites-moi, est-ce qu’il va survivre ? »

Peut-être l’avait-il imaginé. C’était difficile à dire à présent, mais il était certain d’avoir entendu un bref instant vibrer le ressentiment dans la voix du second. Vibart souhaitait sa mort, et ce retour parmi les vivants le laissait encore amer et plein de rancune.

La porte s’ouvrit et Stockdale dit de sa voix gutturale : « J’ai dit à Atwell de sortir votre meilleur uniforme, Monsieur, et il va bientôt venir préparer la table. » Scrutant les traits épuisés de Bolitho, il ajouta tout bonnement : « Vous allez vous reposer maintenant, je suppose ! »

Bolitho lui jeta un regard furibond : « J’ai à travailler, sacrebleu ! »

Stockdale poursuivit : « Je vais préparer votre couchette. Deux heures de sommeil jusqu’au petit quart vous feront grand bien. » Ignorant l’expression de Bolitho, il ajouta avec bonne humeur : « J’ai vu que le Formidable est arrivé, Monsieur. C’est un bien beau grand navire, pas de doute. Mais il faut bien un grand navire pour porter un amiral comme Rodney. » Il s’attarda encore un instant, la main posée au bord du cadre. « Y êtes-vous, Monsieur ? »

Bolitho abandonna la lutte. « Bon, mais deux heures, pas plus. »

Il laissa Stockdale l’aider à gagner sa couchette et sentit la fatigue le submerger instantanément. Stockdale, ramassant ses chaussures, se dit à lui-même : « Reposez-vous. Il nous faudra un bon capitaine ce soir pour tenir tête à ce sacré amiral. »

En s’en allant, les yeux de Stockdale tombèrent sur le râtelier vide au-dessus de la couchette et il perdit courage un moment. L’épée était là-bas, quelque part dans l’épave de l’Andiron. Si seulement il avait pu la récupérer. Si seulement…

Il jeta un coup d’œil au visage de Bolitho détendu par le sommeil. Et il voulait faire quelque chose pour moi ! Il tira le rideau pour abriter ce visage des reflets du soleil et il sortit d’un pas digne.

 

La haute digue de pierre jetait un rectangle d’ombre fort bien venu sur le canot de service de la Phalarope accosté aux marches. Packwood, le second maître, s’arrêta en haut de l’escalier et jeta un coup d’œil aux matelots qui fainéantaient dans le canot. « Vous pouvez faire une pause, mais que personne ne quitte le canot, compris ? »

Onslow s’accota confortablement au plat-bord et tira de sa chemise une courte pipe d’argile. À mi-voix, il murmura : « D’accord, maudit monsieur Packwood ! C’est nous qui faisons tout le travail et vous allez vous remplir l’estomac de rhum. »

La plupart de ses compagnons étaient trop fatigués pour faire des commentaires. Toute la journée, ils avaient tiré le canot de service de la terre à la frégate et de la frégate à la terre, et bien vite le plaisir de retrouver un port ami avait fait place aux grognements et aux plaintes.

Packwood commandait la bordée. Or cet homme, quoique capable et considéré comme juste dans sa façon de répartir les travaux, était affligé d’un manque total d’imagination. S’il avait dit à ses hommes que leur action était indispensable, non seulement pour que la Phalarope ait une efficacité maximale, mais, plus important encore, pour le bien-être de l’équipage quand le navire aurait regagné la haute mer, une partie de l’amertume aurait sans doute disparu. En fait, Packwood était depuis trop longtemps dans la marine pour rechercher des explications inutiles à quoi que ce fût. Le travail était le travail. Les ordres devaient être exécutés sans discussion, quelles que fussent les circonstances.

Pook, le fidèle compagnon d’Onslow, se redressa sur ses jambes rabougries et regarda du côté des maisons lointaines. Il souffla lentement : « Mère de Dieu, je vois des femmes ! »

Onslow eut une grimace. « Qu’est-ce que tu pensais trouver là ? quelque maudit pasteur ? » Il surveillait les hommes à travers ses paupières à demi closes. « Les officiers doivent se donner du bon temps. Voyez donc si je n’ai pas raison, les gars ! »

Il cracha par-dessus bord. « Mais que l’un de vous essaie seulement de poser le bout du pied sur la côte et on verra ce qui va se passer. » Il fit un geste vers un garde-marine en habit rouge qui s’appuyait avec satisfaction sur son mousquet posé à terre. « Cette maudite brute aura vite fait de vous flanquer une balle entre les deux yeux. »

John Allday s’appuya sur ses avirons pour observer Onslow pensivement. Chaque mot prononcé par l’homme semblait soigneusement pesé. Il se retourna lorsque intervint à l’étrave un autre marin nommé Ritchie.

Ritchie était un homme du Devon aux idées lentes, autant que les paroles. « Quand on était à Nièves, je ne t’ai pas vu te sauver, Onslow ! » Il clignait des yeux pour échapper au reflet de l’eau. « T’as pourtant eu tout le temps de t’en aller rejoindre tes amis rebelles. »

Allday observa Onslow, s’attendant à un éclat de colère, mais le matelot se contenta de jeter à Ritchie un regard empreint d’une sorte de pitié. « Et quel bien est-ce que ça m’aurait fait ? Passer aux rebelles ou bien aux Français, crois-tu que je m’en sentirais mieux ? » Ils l’écoutaient tous avec attention à présent. « Non, les gars, ça ne serait qu’échanger un maître pour un autre. Le pavillon ne serait pas le même, mais attention : le fouet a le même goût dans toutes les marines. »

Ritchie se gratta la tête. « Je vois toujours pas ce que t’as dans la tête. »

« C’est parce que t’es qu’un idiot, grand bœuf », ricana Pook.

« Doucement, les gars ! » Onslow avait baissé la voix. « Tout ce que je dis, je le pense. Par ici ou en Amérique, un homme peut vivre bien une nouvelle vie avec une chance de faire quelque chose à lui tout seul. » Il eut un petit sourire. « Mais pour démarrer bien, il a besoin de plus que de l’espoir. Il lui faut aussi de l’argent ! »

Nick Pochin bougea et parla d’une voix incertaine : « Si la guerre se termine et qu’on nous débarque, on pourra retourner chez nous. »

« Et qui voudra se souvenir de toi là-bas ? » Onslow le regardait froidement. « Ça fait bien trop longtemps que tu es parti, comme tous les autres d’entre nous. Tu ne pourras plus rien faire là-bas que mendier dans les rues. »

Pochin insista : « J’étais un bon laboureur autrefois, je pourrai toujours le faire ! »

« Ouais, peut-être bien. » Onslow l’observait de près, les yeux pleins de mépris. « Tu pourras toujours pousser ta charrue tout au long de ce qui te restera de vie, jusqu’à ce que le sillon soit assez profond pour qu’un seigneur bien gras vienne t’y enterrer. »

Une autre voix interrogea, prudente : « A quoi bon discuter là-dessus ? »

« Je vais vous dire à quoi bon. » Onslow se laissa glisser du plat-bord comme un chat. « Nous serons bientôt en mer de nouveau. Vous avez vu toute la flotte qui se rassemble là ? Y aura jamais de repos pour des gars comme nous. Les bougres ont toujours besoin d’une frégate de plus. » Il montrait du doigt la Phalarope qui se balançait gentiment sur son ancre. « Voilà notre seule chance, les gars, le prix de notre avenir. » Il baissa la voix à nouveau : « Nous pourrions prendre le navire. » Il parlait très lentement pour laisser à chaque mot le temps de pénétrer dans les esprits. « Et puis, on pourrait s’en servir pour négocier notre prix. » Il regarda les visages maussades autour de lui : « Pensez donc à ça. On pourrait parlementer avec les autres et dire juste ce qu’on voudrait. Et puis, avec l’argent et le passage assuré, on n’aurait plus qu’à se disperser et à aller chacun son chemin, et on serait tous plus riches qu’on n’aurait jamais osé l’espérer. »

Pochin se redressa dans un sursaut. « C’est de la mutinerie. Bougre de fou, on serait tous pris et pendus ! »

Onslow ricanait. « Jamais ! quand la guerre sera finie, qui aura le temps de s’occuper de nous ? »

Pook ajouta joyeusement : « Il a raison, on serait riches. » Allday intervint. « Et on ne reverrait plus jamais l’Angleterre. »

« Et qui s’en soucie donc ? » Onslow rejeta la tête en arrière. « Croyez-vous que nous ayons la moindre chance aujourd’hui ? Vous avez vu ce qu’ils ont fait à Kirk. Vous avez vu des hommes mourir semaine après semaine de la maladie ou du fouet, au combat ou en tombant du mât, et quand on échappe à tout cela, il est plus que probable qu’on est bon pour être embarqué sur un autre navire comme je l’ai été. »

Allday sentit un frisson glacé courir dans son dos, tandis que l’incertitude et la rancune planaient menaçantes dans le canot. Il ajouta, rapidement : « Crois-tu que le capitaine Bolitho aimerait tes idées ? » Il regarda les autres : « J’en ai vu de dures, mais j’ai confiance dans le capitaine. C’est un homme brave et juste et on peut compter sur lui. »

Onslow haussa les épaules : « A ta guise ! » Puis il ajouta, tendu : « Aussi longtemps que tu gardes tes pensées pour toi tout seul, matelot. Si ce que j’ai dit vient à être connu, on saura où aller chercher ! »

Il y eut dans le canot quelques murmures d’assentiment et Allday se rendit compte avec une surprise brutale que le petit discours d’Onslow avait déjà fait son chemin. Il était curieux que personne n’ait remarqué plus tôt à quel point Onslow s’obstinait à pousser les hommes à la mutinerie. Peut-être était-ce le soin avec lequel il choisissait ses mots, sans rien de la rancune aveugle d’un matelot victime d’une injustice, comportement trop familier pour éveiller beaucoup plus que des moqueries.

Il pensa aussi à la mort de Mathias dans la cale et aux manœuvres habiles d’Onslow pour que Ferguson soit choisi comme comptable du capitaine. Ses desseins ressemblaient à une maladie lente mais mortelle : lorsque les symptômes devenaient apparents, la victime était déjà trop atteinte pour garder un espoir de guérison.

« Tu me trouveras si tu me cherches, Onslow. Contente-toi de rester hors de mon chemin ! » dit-il. Pochin chuchota : « Attention, il revient ! » Packwood se tenait en haut des marches, le visage couvert de sueur d’avoir ingurgité hâtivement une pinte de rhum. « C’est bien, les enfants, paré à embarquer quelques barils. » Il fit tournoyer sa canne avec désinvolture. « Et ensuite, vous pourrez aller dans votre porcherie et faire un peu de toilette, l’amiral vient tous vous voir ce soir. » Pook donna un coup de coude à son ami. « Cet Allday, est-ce qu’il est sûr ? »

Onslow fit courir ses doigts sur le manche de son aviron. « Les autres l’aiment bien. Il faudra y aller avec prudence. Il faut que je réfléchisse. » Il eut un regard vers le dos nu de Allday qui bougeait au soleil. « Mais pour ce qui est d’y aller, faudra y aller ! »

 

Le contre-amiral sir Robert Napier, ponctuel à la minute près, franchit la coupée de la Phalarope et ôta son chapeau pour recevoir les honneurs qui lui étaient dus. Quand le trille aigu des sifflets s’effaça et que les gardes-marine présentèrent les armes, le petit tambour de la frégate, accompagné de deux fifres aux sons aigus, se lança dans une marche grêle mais enjouée et Bolitho, après un dernier coup d’œil à la dunette, s’avança pour accueillir son amiral.

Sir Robert eut une sèche inclinaison de tête à l’adresse des officiers rassemblés, puis, quand les soldats firent résonner leurs mousquets sur le pont, il effectua une inspection de la garde, brève mais minutieuse, suivi à quelque distance de Rennie et du capitaine Cope, du Cassius.

Bolitho cherchait à lire sur le profil de l’amiral son humeur du moment ou la raison véritable de sa visite. Mais le visage pincé de sir Robert demeura aussi impassible que celui d’un sphinx, même lorsqu’il lança à Rennie la question ou le commentaire habituel sur la tenue de ses soldats.

Arrivé au bout de la double haie d’hommes, il s’attarda à scruter le pont. « Votre navire est bien tenu, Bolitho ! » Rien dans le ton sec ne pouvait suggérer éloge ou soupçon.

« Merci, Monsieur ! » Bolitho eût préféré se trouver seul à bord du navire amiral dans la grande chambre de poupe. Là, il eût pu faire face et répondre à tout ce que sir Robert eût choisi de lui dire. Les circonstances présentes ajoutaient au moindre commentaire une nuance officielle de contrainte qui lui mettait les nerfs à vif.

Quelle que pût être l’opinion réelle de l’amiral sur son navire, Bolitho était satisfait de l’aspect de la Phalarope. Bien avant qu’un messager affolé eût signalé un regain d’activité à bord du navire amiral et que le canot amiral et son bel équipage se fussent approchés rapidement de la muraille de la Phalarope, Bolitho avait fait la tournée de son navire pour s’assurer que sir Robert ne trouverait rien à redire.

L’équipage s’était assemblé au bord de la frégate, tous les yeux fixés sur la petite silhouette aux galons dorés qui se tenait dans la chambre du canot. Et à présent, tandis que l’amiral restait plongé dans une contemplation silencieuse, l’atmosphère était chargée d’une attente inquiète qui submergeait même les fifres et le tambour sur la dunette.

« Vous pouvez renvoyer l’équipage, Bolitho », dit l’amiral.

Au signal prévu, les hommes disparurent du pont principal et, dans un claquement d’armes, les gardes-marine pivotèrent et s’éclipsèrent à leur tour.

« J’ai lu votre rapport, Bolitho. Vous aviez bien des choses à dire. » Le regard froid parcourait les traits tendus de Bolitho. « J’ai été particulièrement intéressé par tout ce qui concerne le capitaine de l’Andiron. » Il vit Bolitho se raidir et poursuivit, très calme : « En fait, j’avais reçu avis de son identité, mais j’avais jugé préférable de vous laisser poursuivre votre tâche. » Il haussa les épaules d’un mouvement douloureux sous son lourd uniforme. « Évidemment, je ne savais pas à ce moment que vous étiez déjà en fait son prisonnier. »

« Et l’eussiez-vous su, Monsieur ? » Bolitho tenta de garder un ton léger.

« Je ne suis pas sûr de ce que j’aurais fait. Votre premier lieutenant est apparemment capable sur bien des points, mais je crains qu’il ne lui faille toujours recevoir des ordres. Un subalterne-né. »

Bolitho vit du coin de l’œil que ses officiers entraînaient le capitaine Cope vers la cabine et il attendit que l’amiral poursuive. Il n’eut pas longtemps à attendre.

« De l’Andiron, il n’est plus question. Son existence même était un défi, une insulte à tous les hommes de notre flotte. J’ai déjà donné mon avis à ce sujet au commandant en chef et je suis persuadé que vous recevrez la considération qui vous est due. » Il fit face à Bolitho. « Cependant, le fait que votre propre frère en ait eu le commandement et qu’il soit encore vivant pourra dans certains lieux être considéré comme une sorte de connivence de votre part. » Marchant vers le pavois, il regarda le Cassius. « Il se trouve que je ne suis pas de cet avis moi-même, Bolitho. Je vous ai confié cette tâche non pas malgré le capitaine de l’Andiron, mais à cause de lui. Vous et votre navire vous êtes fort bien conduits. Je l’ai dit à sir George Rodney. » Il ajouta lentement : « Mais il eût peut-être été préférable que votre frère fût tué. »

« Je crois vous comprendre, Monsieur ! »

« Sans aucun doute. » L’irascibilité de l’amiral réapparaissait. « Être tué, c’est être oublié. Mais s’il est pris à l’avenir, il n’aura aucune défense. Il y aura procès public et pendaison et vous comprenez, je crois, qu’une telle infamie peut déshonorer toute une famille. »

« Oui, Monsieur. »

Sir Robert se frotta les mains. « Bien. Il suffit. Vous avez exécuté vos ordres au mieux de vos possibilités. Il faudra nous contenter de cela pour l’instant. En fait, vous avez découvert les intentions de l’ennemi. Si elles se confirment, cela pèsera sérieusement en votre faveur. »

Il leva la tête vers le pavillon qui s’agitait doucement et murmura : « Nous aurions bien besoin d’un peu de chance en cet instant. »

Sir Robert demeura silencieux jusqu’à ce que Bolitho l’eût conduit à sa cabine où les autres officiers étaient déjà assis. Avec sa table allongée au maximum, autour de laquelle se serraient dix officiers, la cabine semblait pleine à craquer et Bolitho se demanda un instant pourquoi l’amiral avait pris la peine de quitter ainsi le luxe relatif de ses propres appartements.

Les officiers se levèrent d’un seul élan, puis retombèrent sur leur siège lorsque Bolitho et l’amiral se furent glissés au haut bout de la table.

Et Bolitho se rendit compte pour la première fois qu’il n’avait jamais encore dîné avec tous ses officiers. Atwell et deux maîtres d’hôtel hâtivement recrutés commencèrent à servir le repas. Bolitho, regardant tout autour de la table, remarqua l’air anonyme que semblaient soudain arborer ces visages familiers. L’idée l’effleura qu’ils étaient tous là en étrangers, bien empruntés.

En dehors de ses lieutenants et du capitaine Rennie, il avait fait venir également les trois enseignes ; les représentants des maîtres de profession du navire étaient Proby, le premier maître d’équipage et Tobie Ellice, le chirurgien. Tous deux, raides et mal à l’aise, ne quittaient pas des yeux leurs assiettes.

L’amiral n’avait toujours pas donné le signal de la détente. Le dîner se poursuivit dans un silence presque absolu, mais avec les mets vinrent les vins, servis cette fois par le maître d’hôtel personnel de l’amiral, un grand homme dédaigneux en habit écarlate. C’est alors que Bolitho comprit enfin ce que faisait sir Robert. Le vin, ajouté à la tension et à la richesse inaccoutumée de l’excellent dîner, se mit à faire son effet. Lorsque Bolitho remarqua que l’amiral avait à peine touché à la nourriture et que le même verre de vin restait plein près de son coude, il comprit tout.

Les voix se firent plus bruyantes et tandis que sir Robert restait immobile à côté de Bolitho, les officiers se mirent à bavarder plus librement. Bolitho ne savait quel était le sentiment le plus fort en lui : l’ennui ou l’admiration. Sir Robert, non content d’un simple rapport, quelle que fût sa concision, était venu entendre de ses propres oreilles les hommes qui n’étaient jusque-là pour lui que des noms sortis de la plume de Bolitho.

La nervosité du jeune capitaine sembla s’effacer en partie. Bonnes ou mauvaises, les méthodes sournoises de l’amiral échappaient à son action.

Et l’histoire prit forme lentement, chacune de ses phases reprise et précisée par un officier différent. L’attaque de l’île Mola et la prise de la batterie. Le plus éloquent donnait les grandes lignes du plan, tandis que les moins capables se contentaient de dépeindre les détails de l’ensemble.

Certains souvenirs étaient même assez plaisants, comme l’histoire de Parker, le second maître, qui commandait le petit canot lors de l’attaque de l’Andiron. Séparé des autres embarcations par les lames croissantes, il était revenu à la Phalarope où une volée de mousqueterie lancée par des gardes-marine vigilants n’avait fait qu’ajouter à ses ennuis. Et l’histoire du capitaine Rennie conduisant la retraite à l’île Mola, l’épée d’une main et la moitié d’un pâté au poulet dans l’autre. Mais ce genre de réminiscences ne durait guère.

Sir Robert lança soudain : « Et vous, monsieur Farquhar, fûtes laissé en arrière avec le prisonnier espagnol ? »

Farquhar l’observa avec soin et Bolitho sentit un instant la tension renaître autour de la table, mais Farquhar ne perdit pas la tête. Il ne se laissa même pas émouvoir par le fait que Sir Robert avait la réputation bien établie de ne jamais adresser la parole à un homme n’ayant pas au moins le rang de lieutenant.

« Oui, Monsieur. Je me suis joint au capitaine et nous avons été capturés ensemble. »

L’amiral pivota sur son siège pour observer Okes demeuré presque silencieux jusqu’alors. « Votre rôle dans cette affaire semble vous avoir beaucoup occupé, monsieur Okes ! »

Le lieutenant leva les yeux, surpris. « Euh, oui, Monsieur. J’ai fait ce que j’avais à faire. Il n’y avait pas d’autre moyen. »

Sir Robert avala une gorgée de vin et le regarda froidement. « Pour un officier qui n’a gagné que de la gloire, vous semblez remarquablement sur vos gardes, monsieur Okes. Quelque modestie ne saurait nuire à notre époque, à condition qu’elle ne ressemble pas trop à de la culpabilité. » Ses yeux glacés demeurèrent fixés un instant sur le visage pâle de Okes, puis il éclata de rire. C’était un son dépourvu de gaieté, mais qui aida à briser le soudain silence.

« Et vous, monsieur Herrick ? » Sir Robert tendit le cou devant le capitaine Cope pour regarder au bout de la table. « Vos exploits à l’île de Nièves paraissent quelque peu fortuits, mais par contre, vous avez obtenu le résultat que vous cherchiez, sans aucun doute. »

Herrick eut un large sourire : « Le capitaine Bolitho m’a déjà signalé les traquenards qu’entraîne un excès de chance, Monsieur. »

« Ah oui, vraiment ! » L’amiral leva légèrement les sourcils. « Je suis ravi de l’apprendre. »

La conversation se poursuivit sur le même ton. L’amiral questionnait puis écoutait, ou lorsque cette tactique ne réussissait pas, provoquait ouvertement l’infortuné officier à une réponse impatiente et irréfléchie.

Ce fut le plus jeune des officiers présents qui porta le toast traditionnel au souverain. L’enseigne Neale, encadré par les énormes silhouettes de Proby et d’Ellice, lança d’une voix aiguë : « Messieurs, le Roi ! » Puis s’abîma dans un silence rougissant.

Bolitho remarqua la main droite de l’amiral crispée comme une griffe sur son gobelet et lorsque le vieil homme surprit son regard, il jeta avec vivacité : « Maudits rhumatismes ! Des années que j’ai cela ! »

Et Bolitho prit le temps d’apprécier la valeur de l’homme assis près de lui. Non pas l’amiral, avec ses faiblesses et son usage injuste des privilèges et du rang, mais l’homme lui-même.

Il était âgé, la soixantaine sans doute. Et pour autant que le sût Bolitho, il n’avait pas mis pied à terre plus de quelques jours à la fois depuis dix ans. Il avait transféré sa marque d’un navire à l’autre pour résoudre des problèmes et des questions de stratégie que Bolitho n’imaginait qu’à demi.

L’amiral le regardait, les yeux fixes. « Cherchez-vous encore pourquoi je suis venu, Bolitho ? » Il n’attendit pas la réponse. « J’ai commandé moi-même une frégate il y a bien des années. Ce fut le plus beau moment de ma vie dans la marine. L’existence était plus facile en ce temps, mais l’enjeu n’était pas aussi grave. » Déjà la porte un instant ouverte se refermait. « Je suis venu parce que je voulais voir ce que vous aviez fait de ce navire. » Il se grattait le menton comme pour chercher la manière de ne pas faire un compliment. « Ce que j’ai vu ne me déplaît pas entièrement. » Il baissa la voix qui se perdit presque totalement dans la conversation éveillée à présent autour de la table. « La plupart de vos officiers semblent avoir un grand respect pour vous. Je sais par expérience que ce n’est pas facile à obtenir. »

Bolitho eut un bref sourire. « Je vous remercie, Monsieur. »

« Et vous pouvez faire disparaître de votre visage ce sourire stupide ! » L’amiral s’agita sous son habit. « J’aime à connaître les hommes auxquels je commande. Lorsque je vois une voile à l’horizon, peu m’importe de savoir la dimension de ses canons ou l’état de sa peinture. Je veux connaître l’esprit de l’homme qui la mène, voyez-vous. » Il regardait par-dessus les têtes des officiers qui maintenant se laissaient aller. « L’Angleterre lutte pour sa vie. Elle mène aujourd’hui une guerre défensive. L’attaque viendra plus tard : d’ici plusieurs années peut-être, alors que je serai mort et enterré. Mais jusque-là l’Angleterre ne survivra que grâce à ses navires. Deux cents d’entre eux peut-être, placés de telle manière qu’ils puissent agir pour son plus grand avantage. » Il tapa sur la table et tous les autres, soudain silencieux, se retournèrent pour l’écouter. « Et ces navires dépendent de leurs capitaines, et de personne d’autre. »

Bolitho ouvrait la bouche pour intervenir, mais l’amiral jeta avec humeur : « Je n’ai pas terminé ! Je connais à présent votre réputation. Vous êtes, par bien des côtés, un idéaliste. Vous espérez améliorer la condition de vos hommes afin qu’ils puissent à nouveau faire de la mer une carrière honorable. » Il agita un index rageur. « Lorsque j’étais plus jeune, moi aussi je voulais toutes ces choses et bien d’autres encore. Mais le bon capitaine est celui qui accepte toutes les difficultés telles qu’elles se rencontrent et qui réussit cependant à faire de son navire une machine efficace, digne d’honneurs et d’éloges. »

Il promena autour de la table un œil courroucé. « Eh bien, messieurs, me suis-je fait comprendre ? »

Bolitho suivit son regard : Vibart, sérieux et empourpré ; Herrick toujours souriant, nullement ému par les sarcasmes de l’amiral ; Rennie, le dos bien droit, mais les yeux perdus dans le vague ; le vieux Daniel Proby, tout effaré de se trouver en si illustre compagnie, mais dont le visage s’enorgueillit soudain, comme s’il avait décelé une signification plus profonde dans les paroles de l’amiral ; et puis Ellice, le chirurgien autrefois bucolique, qui n’avait pas cessé de boire depuis qu’ils étaient à table. Bolitho se découvrit plein de pitié pour Ellice : mal payé, comme tous les chirurgiens de marine, il n’était guère étonnant que ce fût plus un boucher qu’un médecin. C’était à qui l’emporterait : la boisson ou une erreur fatale. Mais ce n’était qu’une question de temps. Okes, encore sous le coup de l’appréciation pénétrante que l’amiral avait faite de l’attaque à demi oubliée de l’île Mola. Bolitho le vit lancer des coups d’œil rapides et désespérés vers Farquhar, calme et impassible en comparaison, et dont les pensées devaient être bien loin de cette cabine, encore là-bas, peut-être, au pied du pont détruit où l’homme qui le regardait à présent l’avait abandonné à la mort. Le fait que Farquhar n’ait fait ni commentaire ni récrimination devait être d’autant plus inquiétant pour Okes, se dit sombrement Bolitho. Et les deux autres enseignes, Maynard et Neale, surexcités, parfaitement insensibles au courant profond des pensées qui les entouraient. Bolitho eut soudain une conscience aiguë de ses responsabilités envers tous ces hommes.

Se dressant, l’amiral leva son verre. « Un toast, messieurs ! » Ses yeux pâles étincelaient sous le plafond bas. « Mort aux Français ! »

Tous les gobelets s’élevèrent d’un seul geste et les voix grondèrent la réponse : « A la perte de nos ennemis ! »

L’amiral appela le capitaine de son navire. « Il est temps que nous partions, Cope ! »

Bolitho le suivit sur le pont, entendant confusément les bruits de pas pressés et le grincement des avirons le long du bord. C’était fini. Jamais l’amiral ne reconnaîtrait son erreur, mais Bolitho savait que le pire était passé. Enfin, la Phalarope était délivrée de son infamie.

Il leva son chapeau comme l’amiral franchissait la coupée, puis attendit qu’il ait embarqué dans son canot. Après quoi, il renfonça son chapeau sur sa tête et se mit à arpenter la dunette désertée, les mains crispées derrière le dos.

L’amiral avait aussi fait bien comprendre à sa manière que si le navire était rentré en grâce, il appartenait à son capitaine de l’y maintenir.

Il vit danser sur l’eau tous les feux de mouillage et entendit les grincements plaintifs d’un violon accompagnant la tristesse d’une vieille chanson de marin. Si les hommes pouvaient encore chanter, il restait de l’espoir pour tous, se dit-il.

 

Cap sur la gloire
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